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Politique

 

Étant donné le rôle-clé du gouvernement municipal dans le projet, le cadre théorique puise ses racines dans la politique urbaine, de manière plus particulière dans la gouvernance urbaine et certains concepts qui y sont rattachés, soit la gouvernance participative, les modèles « top-down » et « bottom-up », et, enfin, l’instrumentalisation politique, en se basant sur la théorie des régimes urbains. Dans un premier temps, une brève définition de ces concepts sera donnée. Dans un second temps, ces théories seront mises en relation avec la restauration du Cheonggyecheon.

 

La gouvernance est le décentrement politique du processus de décision vers une multitude de lieux et d’acteurs dans la réalisation de projets. Elle peut être à plusieurs échelles, régionale ou urbaine (Pierre, 2011), comme dans le cas qui nous intéresse. D’après Murray et al. (2009), « civil society is not about minimizing the state, but rather increasing the responsiveness of political institutions. Participatory governance is central to that project ». Par gouvernance participative, Murray entend la participation équilibrée de trois secteurs principaux qui entrent dans le développement urbain, soit les secteurs public, privé et civil. Toujours d’après cet auteur, deux tendances ont marqué l’histoire du design urbain depuis les 50 dernières années. La première, que l’on nomme « top-down », serait une tendance à la dépolitisation de la prise de décision pour l’axer plutôt vers un savoir technocratique, tandis que la seconde, « bottom-up », serait, quant à elle, la volonté d’une augmentation de la prise de responsabilités des gouvernements locaux élus dans le processus de décision. La gouvernance participative consiste en un équilibre de ces deux méthodes.

 

L’instrumentalisation se définit comme l’utilisation de quelque chose dans le seul but de parvenir à ses fins. Stocker et Mossberger donnent une définition du terme « instrumental » dans leur interprétation de la théorie des régimes urbains. Cette théorie est apparue dans les années 1990 aux États-Unis pour décrire les nouveaux modèles de gouvernance qui sont dus à la place grandissante du secteur privé dans le développement des villes. Elle tire ses bases de l’idée selon laquelle les gouvernements locaux dépendent à la fois de la coopération d’acteurs non gouvernementaux et de ressources non gouvernementales pour la réalisation de projets. Les gouvernements locaux se voient forcés de collaborer avec ceux qui détiennent les ressources, notamment financières, dans la ville afin d’atteindre leur but, ce qui mène à divers types de coalition. Dans « Urban regime theory in comparative perspective », Stocker et Mossberger distinguent trois types de régimes urbains : organique, instrumental et symbolique. Ces catégories sont utilisées par les auteurs comme des concepts d’analyse : il s’agit de types idéaux qui ne sont pas considérés comme imperméables les uns aux autres. Ils sont en partie basés sur les objectifs des politiques urbaines et les motivations des différents acteurs impliqués, ainsi que les relations qu’ils entretiennent entre eux. Le type organique est spécifique aux communautés ayant un tissu social « tissé-serré » et une population homogène menant à un haut degré de consensus. Le type instrumental, pour sa part, est un régime qui tourne autour d’un projet concret et qui possède des objectifs à court terme. Les acteurs impliqués seront alors motivés par le désir d’obtenir des résultats tangibles et liés par une forme de partenariat politique. Enfin, le type symbolique se retrouve dans des villes qui passent par un changement de l’idéologie en place ou d’image. L’utilisation de symboles à des fins de légitimation de la cause amène une idée de but au sein des partenaires du régime. Une sous-catégorie de ce type de régime inclut la revitalisation urbaine. Les types instrumental et symbolique cadrent tous deux au projet en cause.

 

L’idée de revitaliser le Cheonggyecheon est d’abord apparue dans les années 1990 et émergeait d’un cercle de professeurs en génie. Elle a, par la suite, été encouragée par une partie de la collectivité et d’universitaires, en étant, notamment, l’objet de symposiums. Le candidat à la mairie Lee Myung-bak en a fait son cheval de bataille lorsqu’il s’est lancé en campagne électorale. Le projet en est alors devenu l’enjeu principal, puisque son opposant n’était pas partisan de la restauration du Cheonggyecheon. L’idée l’a finalement fait gagner l’élection. La réalisation du projet est ainsi devenue d’une importance cruciale dans sa carrière politique : non seulement il était le premier maire conservateur élu de la ville de Séoul et devait faire ses preuves, mais aussi la position occupée, la mairie de Séoul, était l’un des chemins les plus souvent empruntés pour accéder, par la suite, au poste de Président de la Corée du Sud. De fait, Lee Myung-bak est devenu Président de la Corée du Sud en 2007. Il est suggéré, dans plusieurs articles, que, puisque le projet représentait un enjeu crucial dans la carrière politique du maire, il est compréhensible qu’il ait souhaité le mener dans son entièreté au cours de son mandat, faisant du temps un facteur déterminant. Le projet ne s’est étalé que sur trois ans, ce qui est considéré comme bien peu pour un projet d’une telle envergure. Pour s’assurer du bon déroulement du projet, Lee Myung-bak a joué un rôle déterminant dans sa réalisation en s’en faisant à la fois un fervent défenseur, promoteur et dirigeant, ne laissant que très peu de place à la critique et aux modifications apportées au projet. Fait presque anecdotique, le maire avait été le cadre d’une compagnie de construction et était surnommé « the bulldozer » dans l’industrie pour sa participation active à la construction de plusieurs projets de la ville de Séoul, dont l’autoroute qui surplombait le cours d’eau avant sa restauration.

 

Dès le début du projet, le maire a mis sur pied le « Cheonggyecheon Restoration Project Headquarters » (CRPH), à la tête duquel se trouvait le professeur Yang Yune-Jae, un nom connu dans le domaine du design urbain. Ce comité qui comptait 28 « elite officials » et 5 « administrative assistants » était placé directement sous les commandes du SMG et assurait la mise en œuvre du projet. Cette administration a été jugée technocratique et, par le fait même, « top-down » : elle a permis de réduire l’ampleur du débat entourant la durabilité du projet en le centrant plutôt sur les divers enjeux techniques entourant sa réalisation. Le CRPH était assisté par un second regroupement, le Seoul Development Institute (SDI). Il s’agit de l’institut de recherche de la ville, qui est formé d’une douzaine de chercheurs dans des domaines aussi variés que l’architecture, l’écologie, l’hydrologie, le design urbain, le génie, l’économie, la sociologie et l’administration publique. Une fois de plus, ce regroupement répondait directement du SMG et, par le fait même, du maire Lee Myung-bak. Ce groupe était principalement chargé de la préparation du « masterplan » et devait prévoir les différents obstacles qui pourraient survenir lors de sa mise en œuvre, entre autres choses, les conflits avec les citoyens. Enfin, troisième — et dernier — groupe important dans le processus de mise en œuvre du projet, le Cheonggyecheon Restoration Citizens’ Committee, (CRCC) servait à titre de yeux et oreilles du projet : ce comité servait à discuter et à valider les hypothèses développées conjointement par le CRPH et le SDI. Il permettait au SMG d’établir une discussion avec les citoyens. Il comptait 127 membres qui ont tous été choisis personnellement par le maire. Les membres se répartissaient en 6 sous-sections, à savoir histoire et culture; nature et environnement; construction et sécurité; transport; design urbain; et communication citoyenne. Quoique la formation de ce dernier comité ait été saluée par plusieurs, car il s’agissait d’un geste politique non négligeable d’impliquer les citoyens dans le processus de décision, elle a aussi fait l’objet d’importants reproches. De prime abord, le choix des membres a été jugé discutable, car en plus d’avoir été choisis par le maire, ils étaient majoritairement des universitaires de renom, des journalistes, des pasteurs ou des professionnels, laissant de côté plusieurs acteurs-clés du processus. Les commerçants non propriétaires, les habitants du secteur ainsi que différents organismes non gouvernementaux n’y étaient pas réellement représentés. Au-delà du choix de ses membres, son impact relatif a également été fortement remis en cause : la plupart des textes affirment qu’il s’agissait d’un comité servant à fournir de l’information utile au projet, mais sans réel pouvoir — une consultation citoyenne, plutôt qu’une réelle participation citoyenne. Il semble que les opinions qui auraient risqué de freiner le développement du projet n’ont pas été retenues et que le comité a été dissout par son créateur, le maire, lorsqu’il présentait trop d’opposition au projet, de sorte que certains membres ont démissionné. En revanche, l’un des rôles importants du comité était la communication citoyenne. Il permettait d’informer la population de l’avancement du projet et de ses objectifs et ainsi, de le faire mieux accepter du public.

 

Deux autres organisations ont été formées, il s’agit des suivantes : le Green Seoul Citizens’ Committee et le Citizens’ Coalition for Correct Cheonggyecheon. Alors que la première a été brièvement écartée par le gouvernement lorsqu’elle a soulevé certaines interrogations quant à la durabilité du projet, la seconde a poussé le gouvernement à établir un dialogue avec certaines organisations non gouvernementales, mais ce dernier n’a jamais accepté de faire de concessions, à la suite de ces discussions. Parmi les reproches que ces groupes ont formulés, le plus important concerne la restauration du cours d’eau. Puisque les sources d’eau alimentant naguère la rivière étaient asséchées, le SMG s’est tourné vers un procédé mécanique pour amener l’eau de la Han River. Non seulement ce pompage artificiel coûte quelque 1,58 million de dollars US chaque année, mais de plus ce système ne tient pas compte du système naturel de circulation de l’eau. L’implantation du cours d’eau dans la ville a amené une augmentation de 637 % de la biodiversité de la ville, ce qui n’est pas négligeable, mais la nouvelle faune et la flore sont toutefois à la merci de la fragilité de l’écosystème créé. De plus, les écologistes déplorent le fait que le fond de la rivière ait été fait en béton, ce qui nuit à la formation d’une écosystème durable (Cho, 2010). Plusieurs résultats positifs, dont la diminution des îlots de chaleur urbains, l’amélioration de la qualité de l’air et du réseau de transport public, qui seront abordés ci-dessous, résultent de la destruction de l’autoroute, de l’implantation du cours d’eau et du verdissement de ses berges. Sur ces points, et plus spécifiquement en ce qui a trait au transport public, le projet est considéré comme un exemple à suivre.

 

La plus importante résistance qu’a rencontrée le CRPH a été celle des marchands-locataires, qui se sont opposés au projet à 95,75 % (Lah, 2011) et se sont regroupés sous deux organisations principales, soit le Cheonggyecheon Business Area Defenders United et le Clothes Stores Association. Le phénomène d’embourgeoisement (gentrification) du secteur était une conséquence prévisible de sa revitalisation : alors qu’il a ravi les propriétaires, les commerçants-locataires ont été, pour leur part, apeurés. Pour calmer leur crainte, le gouvernement n’a pas accepté de leur fournir une compensation directe, comme le demandaient les marchands, mais a plutôt promis son assistance financière et administrative à ceux qui parmi eux ont dû être relocalisés. Le SMG a payé à la fois pour leur déménagement et a créé un complexe commercial pour les relocaliser, le Garden Five. La condition pour toucher cette aide était toutefois d’accepter de collaborer avec le gouvernement, au lieu de s’y opposer, et ce, avant une date de tombée fixée par le gouvernement, soit le 1er juillet 2003 (idem). Le Garden Five n’a été ouvert qu’en 2010, seulement 40 % des 6 000 commerçants déplacés ont pu y être relocalisés et plusieurs ont des difficultés à payer le loyer du complexe qui ne cesse d’augmenter (Dumas et al, 2012). Quant aux marchants qui n’ont pas été déplacés, leur activité commerciale traditionnelle, en majorité du domaine du textile, de l’électronique ou de la quincaillerie, s’est mal adaptée aux changements du secteur et ils ont vu leur revenu baisser dramatiquement, soit de 30 % entre 2003 et 2012 (idem). L’une des intentions du SMG était de relancer l’économie du secteur au travers de son projet. Or, à la lumière des informations que l’on a maintenant sur le tord que le projet a fait à l’économie locale, il est possible de se questionner sur la véritable efficacité du projet, même s’il a contribué à améliorer la compétitivité globale de la ville de Séoul en centrant son développement sur une économie orientée sur le tourisme et la culture plutôt que sur le commerce traditionnel. Si le projet semble avoir aidé à réduire les disparités, visuelles du moins, entre le sud et le nord de la ville, il a creusé les disparités entre les riches et les pauvres du quartier.

 

Un dernier point ayant suscité quelques remous par rapport au manque d’écoute des protestations citoyennes est la restauration historique. D’emblée, certains ont critiqué le manque de fouilles archéologiques qui ont été faites sur le site ainsi que le manque d’authenticité dans la restauration du cours d’eau. De plus, certaines pratiques sur le chantier ont endommagé des reliques en ne suivant pas les procédures recommandées par les experts. Des preuves juridiques ont par la suite confirmé que c’est sur la recommandation du SMG que les entrepreneurs n’ont pas respecté ces recommandations. La restauration de deux ponts, le Gwangtong-gyo et le Supyo-gyo, a été une source de conflit particulière. Le Citizens’ Committe et le Cheonggyecheon Solidarity ont rempli un certain nombre de formulaires pour faire classer ces ponts comme des vestiges historiques. En dépit du fait que leur démarche ait porté ses fruits, leurs complaintes ont été ignorées et les ponts n’ont pas été conservés dans leur emplacement initial. Des pierres historiques ont même été utilisées à des fins décoratives, ce qui a été amplement critiqué. Le SMG semble avoir complètement élagué les questions ayant trait à la restauration historique dans le projet, malgré le fait que ce terme ait été utilisé de façon abondante dans la publicisation et la légitimation du projet, puisqu’il était question de « restaurer » un symbole historique, la rivière.  

 

La fermeté dont a fait preuve le maire et, par conséquent, le SMG, ainsi que son habileté à résoudre des conflits — ou à les ignorer — ont été acclamées par certains, comme le professeur Park du Conflict Resolution Research Center (Park, 2008), et déplorée par d’autres (Cho, 2010; Dumas et al, 2012; Lah, 2011). Toutefois, tous s’entendent pour dire que c’est en grande partie à l’implication constante et soutenue du maire dans le projet que sa réalisation est attribuable, mais que l’instrumentalisation politique du projet est tout de même indéniable et a influencé plusieurs décisions, dont celle d’effectuer la revitalisation urbaine du quartier en à peine trois années! Ce court laps de temps, attribué à la mise en œuvre du projet, est en grande partie responsable de la fermeté du gouvernement, puisque des modifications perpétuelles aux plans auraient allongé de beaucoup le processus. Il explique, enfin, le manque d’écoute des préoccupations citoyennes, tout au long du processus.

Mise en oeuvre rapide de 2 ans au coûts de 313 millions $ US. Source Busquet

Maire de Séoul M. Lee, porteur du projet. Source Eugène

Acteurs du projet

Commerçants sur rue avant la restauration. Source Ilbe

Relocalisation de ces commerçants hors du secteur dans le Garden 5. Source Ilbe

Restauration du pont Gwangtong-gyo. Source Busquet

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